Tribune Entrevue avec Claude Bergeron

Gérer les risques dans un monde d’incertitudes

Notre organisation Londres,
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Claude Bergeron, premier vice-président et chef de la Direction des risques, répond à nos questions sur la gestion des risques dans un contexte géopolitique mondial rempli d’incertitudes. Cette entrevue a été réalisée à la suite de sa participation à un panel organisé par la revue Institutional Investor et le Sovereign Investor Institute, le 4 mai 2017 à Londres.

Caisse l  Lors de votre participation à la Global West Government Funds Roundtable, vous et trois autres experts internationaux avez discuté des effets des risques non financiers sur l’investissement. On vous a demandé comment les investisseurs institutionnels devaient s’adapter aux grandes transformations géopolitiques et comment ils devraient positionner leur portefeuille dans ce contexte d’incertitudes. Quels consensus sont ressortis de ce panel?

Claude Bergeron l  Nous étions d’accord pour ne pas qualifier un risque géopolitique de non financier. Comme le disait Ian Bremmer (président d’Eurasia Group) à Davos en janvier 2017, nous entrons dans une période de récession géopolitique, avec un risque de volatilité politique qu’on n’a pas vu depuis la Deuxième Guerre mondiale. Plus rien n’est impensable. On pourrait assister à des dissolutions de gouvernements, à des conflits militaires, voire à la disparition d’organismes internationaux qui jouaient autrefois un rôle important. Ces événements ont un impact automatique sur nos portefeuilles d’actifs et sur la valorisation des titres, parce que cela touche la profitabilité des entreprises par la croissance économique mondiale.

Nous entrons dans une période de récession géopolitique, avec un risque de volatilité politique qu’on n’a pas vu depuis la Deuxième Guerre mondiale. Plus rien n’est impensable.

L’autre consensus qui s’est dégagé est la nécessité de chercher des stratégies d’investissement pour faire face à ces incertitudes géopolitiques. Nos différences de point de vue tenaient plutôt à quand et comment tenir compte de ces risques dans la construction de portefeuille.

Caisse l  Quels sont les principaux éléments que vous avez mis de l’avant quant à la gestion des risques géopolitiques à la Caisse?

C.B. l  La façon d’aborder ces risques commence avec l’étude de scénarios, qu’on bâtit tous les jours à la Caisse en s’appuyant sur des expertises à la fois internes et internationales. De là, nous établissons des mesures de probabilité, lesquelles sont discutées et détaillées pour comprendre l’impact de nos scénarios sur nos portefeuilles et pour décider comment nous positionner.

À la Caisse, les interventions se font à deux niveaux. Premièrement, au niveau du portefeuille global afin de déterminer le niveau de risque global qu’on s’autorise. Nous tenons compte de considérations fortement liées à l’environnement économique et à la croissance mondiale. Deuxièmement, au niveau de nos décisions de placement, que ce soit dans un secteur particulier ou dans une entreprise.

Si on prend l’exemple d’une nouvelle taxe transfrontalière aux États-Unis, on peut se demander dans quels types d’entreprises se positionner. Est-ce qu’on va s’orienter vers des entreprises qui profitent d’économies locales ou vers de grandes entreprises à vocation internationale? On doit regarder nos concentrations afin de s’ajuster, et ce, autant à l’échelle du portefeuille global qu’à celle des titres spécifiques.

Caisse l  À la lumière de vos échanges avec les autres participants, qu’est-ce qui distingue la Caisse des autres investisseurs en matière de gestion des risques?

C.B. l  La Caisse a adopté des orientations qui tiennent compte de l’environnement économique et géopolitique. Nous avons développé une culture de risque, caractérisée par une bonne gouvernance, un bon système de gestion des risques, un processus de décisions stratégiques qui pèse le pour et le contre, et, finalement, un processus d’investissement qui permet de mettre des balises là où il le faut, et qui encourage les débats et l’analyse en profondeur.

Ce qui distingue la Caisse – je l’ai entendu lors des échanges à Londres et, plus récemment, en parlant avec les agences de crédit –, c’est que l’équipe de gestion des risques est pleinement intégrée aux équipes d’investissement. On le voit avec notre pratique qui consiste à rattacher un expert-métier à chacune de ces équipes. Cette personne travaille au quotidien avec les membres d’une équipe d’investissement, mais a une responsabilité différente, voire concurrente : l’analyse des risques. En même temps, l’expert-métier bénéficie de l’appui des autres membres de la Direction des risques, que ce soit l’équipe d’analyse quantitative, qui lui fournit toutes les données nécessaires, ou l’équipe qualitative, qui analyse en profondeur les scénarios de risques.

Ce qui distingue la Caisse, c’est que l’équipe de gestion des risques est pleinement intégrée aux équipes d’investissement. On le voit avec notre pratique qui consiste à rattacher un expert-métier à chacune de ces équipes.

Nous avons également à la Caisse des équipes qui regardent les enjeux de manière transversale, tant à travers les secteurs qu’à travers les portefeuilles, une pratique relativement unique. Pour nourrir cette culture de risque de manière positive, nous encourageons les débats et valorisons l’analyse en profondeur. Ce n’est pas la norme ailleurs. Souvent dans le monde de la finance, des silos sont créés, et des mandats et des limites de risque sont donnés à des gestionnaires qu’on laisse à eux-mêmes par la suite. La Caisse ne travaille pas comme cela. L’équipe de gestion des risques est impliquée dans toutes les analyses, les prises de décisions et les stratégies d’investissement. Nous encourageons les stratégies globales, ce qui nous distingue.

Caisse l  Depuis quelques années, la Caisse met l’accent sur une approche de gestion en absolu. En quoi cette stratégie a-t-elle changé le travail d’évaluation et de mesure des risques?

C.B. l  Elle l’a énormément changé. Avant, nous suivions les déviations par rapport à l’indice comme une religion. Notre système, notre encadrement et nos mesures de risque étaient en relatif. C’était fondé sur la croyance voulant que l’indice ait raison. Il suffisait de faire un peu mieux que l’indice en ne prenant pas plus de risque que ce dernier. Il fallait continuellement mesurer nos différences par rapport à l’indice. Même si notre risque absolu était semblable, la composition de notre portefeuille importait davantage. Par exemple, si nous détenions 150 titres alors que l’indice en contenait 1000, il y aurait eu un risque actif élevé, parce que la déviation était trop grande. Donc, nous étions encouragés à copier l’indice et à prendre simplement des pondérations légèrement plus hautes ou moindres.

Nous avons évolué. Maintenant, le suivi de notre portefeuille n’est plus fondé sur le risque actif, mais sur le risque absolu. Nous mesurons le risque global et l’effet plus large de crises sur notre portefeuille. Les déviations titre par titre n’ont pas d’effet comme tel. En même temps, nous avons réduit le nombre de nos titres, mais ceux que nous avons, nous les connaissons mieux. Nous pouvons donc en débattre, parce que nous savons pourquoi nous prenons telle position.

Nous avons évolué. Maintenant, le suivi de notre portefeuille n’est plus fondé sur le risque actif, mais sur le risque absolu. Nous mesurons le risque global et l’effet plus large de crises sur notre portefeuille. Les déviations titre par titre n’ont pas d’effet comme tel.

Cette évolution va au-delà du travail de l’équipe de gestion des risques. Les équipes d’investissement ont aussi changé leur façon de faire et de nouvelles mesures prennent plus d’ampleur. Nous avons créé un processus ascendant (bottom-up) et descendant (top-down), qui favorise une symbiose et qui détermine notre performance.

Certains de nos pairs entament un processus semblable, mais c’est encore une minorité. Beaucoup sont toujours en indiciel. Par contre, pour nous et pour plusieurs de nos pairs canadiens, l’orientation vers les actifs moins liquides milite pour la gestion en absolu – que ce soit en immobilier, en placements privés ou en infrastructures. Ces investissements exigent un système de gestion des risques en absolu, avec une analyse qui regarde les concentrations, le type d’activité et la vue globale.

Caisse l  Quel a été l’impact de la mise en place de la stratégie Qualité mondiale sur le niveau de risque du portefeuille global de la Caisse?

C.B. l  On parle d’un impact majeur. Cette stratégie a grandement contribué à faire baisser le niveau de risque du portefeuille de la Caisse. Nous investissons dans des entreprises qui ont un bon cash-flow, qui génèrent des rendements depuis longtemps et qui sont stables à long terme. Ces filtres, nos façons de les appliquer et notre concentration dans ces titres font automatiquement baisser nos niveaux de risque. Le portefeuille Qualité mondiale est beaucoup moins volatil que les indices traditionnels, ce qui veut dire moins de risque pour nos déposants.

Caisse l  Quels seront les principaux défis de la Caisse dans les prochaines années sur le plan de la gestion des risques?

C.B. l  Nous avons pris la décision d’augmenter notre concentration dans les investissements moins liquides et d’adopter une approche mondiale, donc d’être plus présents dans les marchés en croissance. Nous avons développé des façons de faire pour aborder les enjeux liés à cette stratégie, mais le travail continue, surtout pour renforcer notre expertise sur le terrain. Nous regardons aussi de près les défis associés aux actifs moins liquides et la construction de nouveaux outils pour les gérer. Enfin, nous développons des outils qui permettent une vue transversale dans ce type d’actif où il n’y a pas de données de marché.

Notre culture nous aide à avancer. Notre système d’intégration des risques dans le processus d’investissement nous permet d’éviter les comportements « du chat et de la souris » que nous pouvons voir dans la gestion des risques ailleurs.

Malgré tous les changements que nous avons faits sur les plans de la gouvernance, de la planification stratégique et de la reddition de comptes, nous avons encore du travail à faire. Mais notre culture nous aide à avancer. Notre système d’intégration des risques dans le processus d’investissement nous permet d’éviter les comportements « du chat et de la souris » que nous pouvons voir dans la gestion des risques ailleurs. Nos équipes d’investissement ne cherchent pas des moyens d’éviter de se faire prendre. Ce n’est pas notre façon de faire, à la Caisse. Ici, nous savons que chacun a son point de vue, et c’est normal. Ne rien soulever, c’est plutôt cela qui est anormal. Nous devons maintenir notre objectif de retourner chacune des pierres et garder notre discipline.

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